>Thérèse Bisch. Artiste peintre. Paris.

Pour Thérèse Bisch de Jean -Noël Jeanneney. 2014.

Pour l’heure, chacun l’éprouve : en face de toutes les traces, multiformes, qui survivent de la Grande guerre, l’anniversaire aiguise le regard, fouaille la sensibilité, ressuscite la douleur. Mais tout autant il a vocation à faire, d’un même élan, surgir du tréfonds de l’art des œuvres neuves qui nous disent, dans l’ordre du beau parlant pour le vrai, le dialogue intense de la mémoire d’aujourd’hui et du drame de jadis. Telles celles de Thérèse Bisch, que voici heureusement proposées.

 

Selon quels ressorts de son talent l’artiste parvient-elle de si forte façon à atteindre, par le détour d’un dépouillement qui frôle l’abstraction, jusqu’au plus concret de l’absurdité, de la vaillance et de la cruauté? Les visages qui se fondent dans l’ombre, les yeux dissimulés derrière le cercle des masques, les corps qui s’assombrissent sous la ligne des fusils, le chromatisme des bleus et des bruns, parfois du rouge et du bistre, l’affirmation des blancs parmi les ombres : observez comme tout cela figure le temps suspendu.  On est avant ou après le choc des corps et des armes, mais jamais en son instant même. « L’attente » : l’intitulé d’une de ces toiles pourrait s’élargir à bien d’autres. Et le recueillement devant les tombes est implicitement celui des veuves et des orphelins, après le massacre.

 

En dépit de l’immensité de la souffrance, universellement présente, quelque chose de mystérieux protège ici par moments, dans ces peintures, contre le plus sinistre de la guerre. On songe à l’épisode, qu’on a souvent narré, de ces deux soldats, l’un français, l’autre allemand, qui se trouvèrent soudain, du côté de Douaumont, ensemble dans le cratère creusé par un obus, se regardèrent en tremblant et partirent chacun de son côté, vers son destin, voué -peut-être- à durer. Le face à face ressurgit sur ces cimaises, entre casque à pointe et casque Adrian : enveloppé tout à la fois du dérisoire de l’absurde et de l’espoir des retrouvailles à venir. Oui, décidément, voilà une bien fausse abstraction. Le temps est suspendu et cependant la vie circule en profondeur.

 

Même vus de dos, même fondus dans le groupe où s’efface l’individu, ces hommes-là, que rassemblent en un étrange collectif la peur, le courage et le deuil, ces hommes-là vivent et palpitent. Et voici que peu à peu ils s’arrachent, devant nous, à l’anonymat ; voici que nous les rejoignons, par-delà les décennies envolées, dans la tendresse d’une étrange complicité.

 

 Jean-Noël Jeanneney, mai 2014