Préface du catalogue de l'exposition d'Aurillac par Gilles Aubagnac 2018
~~Thérèse,
Tu m’as fait l’honneur et l’amitié de me demander de rédiger quelques lignes d’introduction à la présentation de ta nouvelle exposition. Depuis plusieurs années, tu confies toujours, m’as-tu dit, cette mission obligatoirement à un homme et – la conjonction de coordination te semble importante - qui n’a personnellement pas connu de guerre. Je suis, bien sûr, conservateur de musée mais je crains qu’avec moi tu te trompes quelque peu. Certes, je suis de sexe masculin. Toutefois, au cours de ma vie professionnelle, j’ai aussi été une recrue, une sentinelle, une vedette, une vigie, une estafette ; toutes ces fonctions, définies par un mot de genre féminin, ne m’ont jamais troublé ni questionné. J’ai fait aussi parti de cette génération d’officiers qui a gagné la troisième guerre mondiale ! Celle qui n’aurait pas eu lieu … et qui s’est terminée par la chute du mur de Berlin, la fin de l’Union Soviétique et celle du Pacte de Varsovie. J’étais alors dans les forces nucléaires.
Mais plutôt que de parler de moi, parlons donc de ta peinture et, sous forme épistolaire, je profite du fait que tu m’as laissé toile blanche. Tes œuvres s’inscrivent, certes, dans ces moments de commémorations nationales de la Première Guerre mondiale mais elles vont bien au-delà.
Certains musées veulent nous montrer le quotidien du soldat. Les dispositifs numériques de « réalité augmentée » ou « d’immersion sensitive » prétendent nous faire vivre la réalité de la guerre. A tant vouloir faire vrai que cela sonne parfois faux. Il y a même, quelques fois, des jeux. Mais peut-on jouer à la guerre ? La lecture de lettres de poilus est devenue un exercice classique largement employé et développé dans l’Education nationale. Les biographies des « obscurs et des sans-grades » ont rempli les rayons des libraires tout autant que celles des grands capitaines. Les cérémonies liées aux commémorations rivalisent, à la fois, de sobriété et de nouveauté voire de spectaculaire. Il y a partout une volonté de montrer l’horreur de la guerre à mille lieues de l’histoire militaire glorieuse qui a aussi marqué l’imaginaire collectif depuis un siècle. La chanson de Craonne a aujourd’hui remplacé La Madelon. Depuis quatre ans la France vit, presque, au rythme des commémorations et des célébrations, de l’exposition dans de tout petits villages jusqu’aux célébrations nationales en passant par livres, colloques, expositions ...
Tes œuvres apportent un autre regard sur cette guerre, peut-être plus vrai que beaucoup de choses qui prétendent à illustrer la réalité d’hier. Elles sont tendues par toute ta personnalité, ta sensibilité, ta généalogie, ton parcours professionnel.
Alsacienne devenue « française de l’intérieur » en t’installant à Paris, tu portes en toi cette ambivalence de l’Alsace qui, contrairement à l’image de la géographie nationale, depuis Turenne jusqu’à la IIIe République, n’est pas une terre frontalière mais une zone de jonction et d’échanges. La France ou l’Allemagne ? La France et l’Allemagne ! Tes deux toiles : Francia et Germania. Toutes tes créations nous montrent bien cette guerre civile européenne. Tes ancêtres ont œuvré à la manufacture d’armes de Kligenthal. Y ont été martelées, polies, aiguisées les plus belles lames des sabres de France et d’Allemagne. C’était, à la fois, la satisfaction de la belle ouvrage et la connaissance de son utilisation. Ta façon de peindre les baïonnettes dans L’attente a oublié, volontairement, l’étincellement de ces lames. Nous ne sommes jamais totalement affranchies de notre généalogie : que l’histoire familiale soit une fierté, qu’elle soit assumée ou, qu’au contraire, elle soit rejetée, nous en sommes – tu en es aussi – toujours tributaires.
Ces soldats, Français et Allemands, qui naissent sous tes pinceaux, tu les connais bien. Souvent peints de dos, courbés, ils n’ont pourtant généralement pas de visage. Ils ont parfois le même alignement que les troncs d’arbres de Désolation réduits à l’état de squelettes par l’artillerie. Avec cette absence d’identité, tu rends bien compte de cette guerre de masse, anonyme. Nul besoin de peindre l’horreur, la gloire, le courage, la peur sur des visages. La peinture figurative des canons, des chars, des avions n’est pas nécessaire pour rendre compte de cette guerre industrielle. Seuls les masques à gaz trouvent grâce à ton inspiration, peut-être parce que ces silhouettes deviennent ainsi intemporelles. Néanmoins tout y est parce que, professionnellement, pendant les années, tu as côtoyé tous ces hommes à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine à Paris. C’est à cette époque-là que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. En charge en particulier des collections photographiques de la Grande Guerre, tu es entrée dans les intimités proposées par les photographes, faisant la part de la photographique officielle et de propagande de celle, plus vraie, donnant à voir le meilleur et le pire de l’âme humaine. Tu as aussi lu les histoires des grands capitaines et des soldats qui racontent la guerre au raz de la tranchée mais tu as su dépasser les mots et les phrases pour n’en garder que la substance essentielle.
Adolescente puis jeune adulte, tu n’avais pas envisagé de conserver des clichés photographiques de la Grande Guerre comme une « fonctionnaire de la culture ». Tes envies, mais aussi ton milieu familial, te poussaient vers le domaine artistique. L’Ecole des Beaux-Arts de Paris ! Un diplôme en sculpture ! C’est ce parcours qui permet de comprendre, aujourd’hui, ta peinture. Pigments, brou de noix, fusain, pastel, tempera, … : les techniques se superposent comme des mots qui racontent. La toile, quant à elle, n’est pas seulement un support : elle est partie intégrante de l’œuvre. Autant que la couleur, elle est matière : le coton, le lin, le grain, les coutures, la trame et la chaine, tout fait sens. C’est cette matière que tu travailles - avec tes mains de sculpteur autant que de peintre - qui donne à la fois épaisseur et vie à ta façon de rendre compte non pas de la Grande Guerre mais de tous les hommes qui l’ont faite. Même si les casques, bien stylisés, nous donne la nationalité de ces soldats, ton pinceau sait largement dépasser la recherche du petit détail vrai pour trouver l’essence de la chose.
Au moment où se posait la question du changement d’uniformes de l’armée française, le général Cherfils écrivait, en 1887, que les uniformes d’autrefois « étaient riches, soutachés, tressés, rehaussés d’ornements étincelants, empanachés d’aigrettes, de plumets, de flammes superbes et impressionnantes. […]. Le but recherché était de faire des soldats d’une beauté impressionnante et terrible […]. Les hommes couleur de terre, couleur de bois ou couleur de gazon fané qui se lèvent des sillons coiffés de pots renversés, auront une esthétique peu impressionnante, inhabile à jeter l’épouvante dans le cœur de l’ennemi ». Tes toiles ont cette couleur de terre, de bois ou de gazon fané et savent nous montrer l’épouvante qui a pu saisir le soldat de la Grande Guerre ; elles sont d’une beauté impressionnante et terrible.
Je te souhaite, par l’intermédiaire de cette lettre, de belles inspirations et un beau succès à cette nouvelle exposition.
Gilles Aubagnac
Conservateur au musée de l’Air et de l’Espace – Le Bourget
Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr (1979-1981)
Ecole nationale du patrimoine (1996-1997)